Sur l’excellence

À l’été 2015, le directeur général du Conseil des arts du Canada, Simon Brault, a publié sur le blogue du Conseil un billet concernant les modifications qui seront apportées au modèle de subventionnement de l’organisme au cours de la prochaine année et demie. En réponse à une question concernant l’importance de l’excellence artistique dans l’évaluation des projets au sein du nouveau système, M. Brault a déclaré :

Le mérite artistique est et demeurera une condition sine qua non pour recevoir l’appui du Conseil. Il est incontournable. Toutes les demandes présentées devront faire la preuve d’une démarche guidée par la quête d’excellence artistique.i

Il a poursuivi, cependant, en ajoutant cette précision :

Dans chacun des programmes, d’autres critères s’ajouteront pour stimuler la création et le partage de l’art, augmenter l’impact des organismes, encourager l’innovation, favoriser le renouvellement des pratiques ou accentuer le rayonnement national et international des artistes et des organismes.

La raison d’être des changements radicaux qui seront apportés au modèle de subventionnement du Conseil, ainsi que de l’importance accrue de critères non artistiques dans l’évaluation des projets est due, en partie, à un changement dans la manière dont le Conseil envisage son rôle dans la société canadienne. Bien que ce soit déjà le cas depuis un certain temps, le conseil d’administration du Conseil des arts ainsi que Simon Brault ont réitéré récemment que la vraie clientèle du Conseil des arts n’est pas la communauté artistique du Canada, mais le peuple canadien.ii

Au cours des dernières années, le Conseil a développé des arguments à l’effet que l’activité artistique et la communauté artistique canadiennes jouent un rôle-clé déterminant dans la santé économique et sociale du pays. Au printemps 2015, dans une tentative de quantifier les avantages que représentent pour les Canadiens les dépenses publiques effectuées dans le secteur des arts, le Conseil a publié une série de trois textes sur le blogue « L’Art, ça compte ». Dans ces textes, nous avons appris que le nombre total d’emplois générés par le secteur des arts au Canada est de 671 000, et que la valeur estimée des activités culturelles est de 50 milliards de dollars par année. Cela, nous l’avons appris en même temps qu’une foule d’autres faits liés à l’économie et au rôle des arts dans la société canadienne.

Outre cette pléiade de faits et de chiffres, le Conseil et la direction du Conseil ont parlé du rôle essentiel des arts pour la santé d’une nation. Dans le rapport annuel 2014 du Conseil, feu Joseph Rotman, le président du conseil d’administration du Conseil, a expliqué la logique sur laquelle se fonde l’organisme en matière de financement des arts :

Après six années à la présidence du Conseil, je suis plus que jamais convaincu qu’en appuyant financièrement les artistes et les organismes artistiques canadiens, le Conseil crée les conditions optimales pour stimuler la créativité et l’innovation au sein de notre société. Voilà pourquoi nous œuvrons à être un chef de file national pour promouvoir l’importance des arts dans la vie de tous les jours.iii

Cette notion à l’effet que l’investissement dans les arts peut représenter un bien économique pour la société est basée en partie sur les recherches du professeur Richard Florida, qui a établi un lien entre la capacité créative d’une société et sa puissance économique. M. Florida, professeur à la Rotman School of Management à Toronto, croit qu’il y a un lien quantifiable entre le nombre d’artistes et autres « bohémiens » résidant dans une ville et sa capacité à prospérer au sein d’une économie fondée sur la connaissance technique.iv

Pour Simon Brault, également, l’investissement dans le secteur des arts à but non lucratif au Canada est une clé qui peut contribuer à résoudre les problèmes sociaux et économiques de la société canadienne dans son ensemble :

Enfin, à une époque où le monde cherche des solutions novatrices à des problèmes complexes et interreliés, la créativité est plus importante que jamais dans tous les secteurs et à tous les niveaux. Cependant, il faut encourager la créativité. Je pense que les gouvernements ont la responsabilité de créer des conditions propices au développement de la créativité et de l’innovation. Je suis convaincu que pour ce faire, il faut commencer par assurer la santé d’un secteur des arts qui touche la vie de toutes les Canadiennes et de tous les Canadiensv.

Cette idée d’utiliser les investissements publics dans le secteur des arts sans but lucratif comme levier pour révolutionner l’économie canadienne peut donner l’impression d’une rhétorique politique un peu creuse, mais les artistes et les organismes artistiques qui œuvrent à travers le Canada pourraient avoir tendance à rejeter cette nouvelle orientation, et ce serait à leurs risques et périls.

Déjà, on peut voir se profiler les nouveaux types d’investissements, de structures, de programmes et de critères qui se développent au Conseil des arts du Canada. Ces modifications ont pour but d’assurer qu’au Canada, au cours de la prochaine génération, la pratique de l’art subventionné par des fonds publics jouera un rôle très précis sur le plan social et économique. Le mérite artistique demeurera un critère d’évaluation important, quoique amoindri, mais en mettant l’accent sur l’innovation, le renouvellement, la prouesse technologique et le développement du marché, le Conseil créera un lien d’interdépendance inextricable entre les arts publics au Canada et le joug de la reproduction économique et sociale.

Cela signifie, en d’autres mots, que l’art subventionné par les fonds publics canadiens sera moins l’expression non réglementée de la capacité des Canadiens à exprimer la souffrance humaine, comme Adorno pourrait le formuler, mais plutôt que l’art aura tendance à se conformer à un outil standardisé dont la fonction est de reproduire les choses telles qu’elles sont. On peut imaginer que la pratique artistique alors encouragée sera de plus en plus innovante, à la fine pointe de la technologie, en état de renouvellement constant et visant un public aussi large que possible.

Malgré le spectre des innombrables dégâts causés par les avancées frénétiques de la technologie, il est impossible, dans le cadre de ce court billet, d’expliquer en quoi l’instrumentalisation de l’art subventionné au Canada pour l’assujettir à la morale sociale dominante pourrait avoir des effets pervers.

Au fur et à mesure que le système de financement du CAC devient plus « flexible » et que les critères d’évaluation modifiés sont appliqués au sein du système, les organismes artistiques qui accusent un retard face à l’incessante « évolution » technologique, ou qui ne veulent pas ou se montrent incapables de développer de nouvelles pratiques pour attirer un public plus large, feront l’expérience d’une plus grande précarité, aussi bien financière qu’existentielle. Ce qui signifie que nombre d’entre eux vont tout bonnement disparaître.

Cette « rationalisation » des organismes subventionnés par les fonds publics est loin d’être une conséquence involontaire de la réforme administrative qui est en cours. Bien au contraire, l’objectif central de cette réforme est d’accorder au Conseil des arts une plus grande marge de manœuvre pour investir, comme bon lui semble, dans des projets qui lui paraissent stratégiquement valables. Dans un futur billet, je m’intéresserai à la deuxième étape de la réforme du Conseil et à la façon dont le démantèlement du financement accordé aux organismes artistiques influera sur son plan quinquennal 2017-2022.

Le prochain billet portera sur les notions d’« innovation », de « renouvellement » et d’« échec », et sur l’impact qu’aura la reformulation de ces concepts sur les petits organismes artistiques publics qui, au Canada, souffrent de sous-financement chronique.

 

ii Simon Brault, An inspired future for the arts, Allocution lors du Sommet canadien des arts 2015. Banff, le 10 avril 2015.

iii Joseph Rotman, Rapport annuel 2013-2014, Conseil des arts du Canada.

iv Richard Florida, Bohemia and Economic Geography, Journal of Economic Geography, 2002.

v Simon Brault, allocution lors de la Réunion annuelle des organismes de soutien aux arts, hôtel Lord Elgin, Ottawa, le 19 octobre 2014.

Par défaut

Une réflexion sur “Sur l’excellence

  1. Merci Fortner. Effectivement il y lieu d’être inquiet. Ça fait deux années que je surveille les manœuvres de Brault via le blogue du CAC. Nous sommes plusieurs à nous inquiéter… Vivement la suite!

    J’aime

Laisser un commentaire